La doctrine des papes sur le sujet qui nous préoccupe semble ne pas avoir évolué jusqu’à Pie IX. On le comprend aisément : tant que l’Église détient un pouvoir temporel de type politique elle doit défendre la légitimité d’une société où le pouvoir civil est subordonné à l’autorité ecclésiastique. Mais on perçoit déjà chez Léon XIII, et donc juste après la perte des États pontificaux, une intéressante évolution doctrinale en ce qui concerne la nature de l’état :
- De même qu’il y a ici-bas deux grandes sociétés : la société civile qui a pour fin prochaine
de procurer au genre humain les biens de l’ordre temporel et terrestre, et la société religieuse dont le but est de conduire les hommes au vrai bonheur, à cette éternité félicité du ciel pour laquelle ils ont été créés, de même il y a deux puissances soumises l’une et l’autre à la loi naturelle et éternelle et chargées de pourvoir chacune dans sa sphère aux choses soumises à leur empire. Mais toutes les fois qu’il s’agit de régler ce qui, à des titres divers et pour des motifs divers aussi intéresse les deux pouvoirs, ce bien public demande et exige qu’un accord s’établisse entre eux [1]
Et Murray commente :
- Le texte illustre bien le développement léonin de la doctrine gélasienne au-delà de son contexte médiéval. Il n’y a plus deux pouvoirs dans l’unique grande société considérée comme christianitas. Une différenciation s’est opérée dans l’histoire. Il y a désormais deux grandes sociétés, et par conséquent deux ordres de loi aussi bien que deux pouvoirs. [2]
De cette doctrine résulte d’une part le principe de la liberté de l’Église d’autre part le principe de la liberté des gouvernants vis-à-vis de l’autorité ecclésiastique [3], étant bien entendu qu’ils demeurent soumis à la loi naturelle.
C’est bien sûr cet affranchissement de l’état par rapport à la loi naturelle que l’Église redoute. La montée des totalitarismes, qui fut à l’origine de la deuxième guerre mondiale, a montré que cette crainte n’était pas vaine. Conscients de ce péril, les États membre l’O.N.U. ont proclamé en 1948 une déclaration qui, tout en s’inspirant de celle 1789, la nuance, la précise et la corrige sur un certains nombre de points. De fait, ce qui, dans la déclaration de 1789, peut gêner la foi catholique se trouve gommé dans celle de 1948. En effet, le texte de 1948 et ceux qui s’en inspirent sont soucieux de limiter le pouvoir des États et de montrer qu’il est des exigences auxquelles ceux-ci doivent se soumettre. La question religieuse est envisagée de façon moins dépréciative que dans la Déclaration de 1789 [4]. C’est à la suite de cette déclaration de 1948 que l’Église catholique a pris l’habitude de se référer aux droits de l’homme.
Avant d’aller plus loin il convient de soulever ici un question : Y a-t-il équivalence entre une doctrine des droits de l’homme et la loi naturelle. J’ai montré plus haut le progrès que la première a fait faire dans la connaissance de la seconde. Mais je ne pense pas que nous puissions dire avec Jean-Marie Aubert que « les droits de l’homme expriment la loi naturelle » [5]. Il est plus exact de dire qu’il faut penser les droits de l’homme dans le cadre plus vaste de la loi naturelle.
Quoiqu’il en soit, l’article 18 de la Déclaration de 1948 a fourni l’occasion à l’Église de préciser sa pensée sur la liberté religieuse. Il faut remarquer que l’origine de cette déclaration remonte à un document rédigé à Fribourg en Suisse le 27 décembre 1960 et intitulé « La tolérance » [6].
Ce document définissait la tolérance comme « la vertu qui doit régir les rapports entre des personnes humaines qui ne s’accordent pas dans leur conviction ». Cette vertu s’identifie à ce que, dans le premier paragraphe de cette étude, j’ai nommé tolérance au sens actif. Il faut remarquer que, quand ce document a été repris et remanié par le secrétariat pour l’unité des chrétiens, « le mot tolérance n’a pas seulement disparu du titre du premier chapitre il a été éliminé du schéma » [7]. On comprend aisément pourquoi. Compte tenu des évolutions doctrinales, on ne pouvait demander aux états de pratiquer une tolérance au sens passif pour les cultes non catholiques, en supportant ceux-ci comme un mal qu’il ne convient pas de réprimer. On ne peut l’envisager dés lors que l’on enseigne que les états ne sont soumis qu’à la loi naturelle. D’un autre côté, parler de tolérance au sens actif envisagé pouvait être mal compris et conduire au relativisme. En parlant de droit à la liberté religieuse comme droit à ne pas être contraint par la société civile en matière religieuse, on pouvait articuler ce droit avec le devoir de chercher la vérité. On évitait ainsi l’écueil de l’intolérance et celui du relativisme
Ainsi grâce au concile Vatican II, l’Église est parvenu sans rien abandonner de sa foi ou plutôt par un approfondissement sa foi à se situer par rapport au monde moderne. Il nous reste à comprendre que, pour autant, toutes les difficultés ne sont pas aplanies et que, si nous voulons être fidèles, il faut bien accepter d’être parfois en porte-à-faux vis-à-vis de certains de nos contemporains imprégnés par la conception de l’homme et de la société qui s’exprime dans la Déclaration de 1789. Je l’ai déjà signalé, il me semble qu’en France et sans doute de nombreux pays occidentaux on repère davantage l’influence de la Déclaration de 1789 que celle de 1948.