La réponse donnée par celui-ci le 10 mars 1791 est particulièrement importante puisque ce rejet a eu pour conséquence le conflit violent de la France révolutionnaire contre la France fidèle au Pape. Pour l’essentiel, ce texte proteste contre le rejet de la juridiction pontificale sur l’Église de France, rejet qui avait pour conséquence la soumission de cette Église au pouvoir civil. De ce point de vue, il est clair que la constitution est inacceptable pour un catholique attaché à la liberté de l’Église. Mais le point qui attire notre attention est un passage relativement court (à peu près 5% du texte) dans lequel le pape manifeste son opposition à la déclaration des droits de l’homme et du citoyen :
C’est dans cette vue qu’on établit, comme un droit de l’homme en société, cette liberté absolue, qui non seulement assure le droit de n’être pas inquiété sur ses opinions religieuses, mais qui accorde cette licence de penser de dire d’écrire et même de faire imprimer impunément en matière de religion tout ce que peut suggérer l’imagination la plus déréglée : droit monstrueux, qui paraît cependant à l’Assemblée résulter de l’égalité et de la liberté naturelles à tous les hommes. Mais que pouvait-il y avoir de plus insensé que d’établir parmi les hommes cette égalité et cette liberté effrénée qui étouffe complètement la raison, le don le plus précieux que la nature ait fait à l’homme, et le seul qui le distingue des animaux. Dieu après avoir créé l’homme après l’avoir établi dans un lieu de délices, ne le menaça-t-il pas de la mort s’il mangeait de fruit de l’arbre de la science du bien et du mal ? Et par cette première défense, ne mit-il pas des bornes à sa liberté ? |
Ce passage n’est pas l’objet propre du Bref et n’est pas comme tel revêtu d’une autorité doctrinale. Le point important est que, pour justifier ces affirmations, le pape cite précisément le texte si problématique de saint Thomas sur le fait qu’on ne doit pas tolérer les hérétiques :
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Le pape ne veut pas renoncer au droit d’inquiéter les hérétiques. De fait, de
son point de vue, y renoncer détruit son autorité sur ses États. Mais le point préoccupant est cette condamnation sans nuance de la déclaration. Celle-ci n’est sans doute pas acceptable en totalité par un catholique. Mais il convient d’abord de ne pas se méprendre sur sa portée et sa signification, de reconnaître ce qui, en elle, est d’inspiration chrétienne et ce qui n’est pas incompatible avec la foi avant de désigner avec précision les points qui doivent être rejetés. Or, il faut bien le reconnaître, la condamnation prononcée par Pie VI [1] qui deviendra au XIX ème siècle la vulgate de la pensée contre révolutionnaire et qui se maintient encore dans les milieux intégristes, est étrangement inadaptée [2]. D’une part, parce qu’elle ne perçoit la profondeur chrétienne du premier article de la déclaration. D’autre part, parce qu’elle attribue à cette déclaration une conception de la liberté qui n’a rien à voir avec ce que dit le texte. Et enfin parce qu’elle passe à côté des affirmations qu’il aurait été important de repérer pour en signaler le danger.
Reprenons ces trois points :
- 1°) En proclamant la liberté et l’égalité de tous les hommes, le premier article de la déclaration affirme le caractère illégitime de l’esclavage. Rappelons que, selon la foi chrétienne, l’esclavage est une conséquence du péché. [3] Ce qui signifie que la différence du maître et de l’esclave, contrairement à la différence de l’homme et de la femme, ne fait pas partie de la condition humaine telle que Dieu l’a créée. En revanche un philosophe païen comme Aristote estime que les deux différences homme-femme et maître-esclave sont naturelles [4]. Dans l’Écriture et la Tradition, on perçoit davantage un souci d’adoucir la condition des esclaves que de l’abolir. En fait l’esclavage disparaît progressivement dans l’Occident médiéval chrétien, ce qui montre l’efficacité du message chrétien lorsque celui-ci pénètre une société. La question resurgit au XVIe siècle et, si Las Casas arrive à protéger les Indiens, il n’empêche pas la traite des Noirs. Et de nombreux philosophes et théologiens essayent de montrer que l’esclavage n’est pas incompatible avec le droit naturel. Ce fut le mérite de Condorcet de réfuter méthodiquement ces arguments et c’est sous son influence que l’on a précisé dans l’article 1 que les hommes non seulement naissent mais demeurent libres et égaux [5]. Si la loi naturelle est bien, selon saint Thomas, l’ensemble des inclinations spirituelles mises en nous par le Créateur, il faut reconnaître que l’article 1 exprime un élément de cette loi naturelle. Comment nier qu’il existe en tout homme une aspiration à être reconnu dans sa dignité et que l’esclavage répugne à cette aspiration ? Pourtant, jusqu’au siècle des Lumières, les théologiens n’ont pas réussi à mettre ce point en valeur. Il faut reconnaître que la thèse selon laquelle l’esclavage est contraire à la loi naturelle n’a été découverte que tardivement et non par des théologiens. Le fait que l’on doive à un philosophe athée la formulation de cette doctrine n’est cependant pas une objection. Quelle que soit la manière dont une vérité est explicitée, cette vérité est reconnue comme venant du Saint-Esprit et appartient de droit au trésor de la foi [6]. C’est pourquoi l’Église a accueilli cette vérité.
- 2°) La déclaration de 1789 ne conçoit nullement la liberté comme une licence de faire n’importe quoi. La liberté bornée par la loi n’est pas une liberté absolue ni une liberté effrénée (sans frein). Penser la liberté comme capacité d’initiative ne s’oppose nullement à la tradition chrétienne. Certes comme nous le verrons il n’est pas satisfaisant de n’envisager la loi que comme frontière entre ma liberté et celle d’autrui. Mais précisément c’est la conception de la loi qui appelle un discernement critique et qui rend insatisfaisante la doctrine de la liberté exprimée par la déclaration.
- 3°) En prenant pour cible une conception de la liberté qu’il a au préalable caricaturée jusqu’à la rendre méconnaissable, le texte pontifical passe à côté des vrais problèmes posés par la déclaration : la loi comprise comme expression de la volonté générale sans référence à une loi morale supérieure et la souveraineté nationale affirmée contre toute ingérence d’une autorité extérieure. C’est ce dernier point, affirmé dans l’article 3 [7], qui est en fait à l’origine du conflit avec l’Église. Si nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’émane expressément de la nation, comment le pape pourrait-il exercer une autorité sur l’Église de France ? Or il s’agit d’un point fondamental car c’est par cette autorité extérieure que l’Église de France peut ne pas tomber sous la tutelle du roi ou de la république. C’est cette autorité qui protège sa liberté. Mais du caractère problématique de l’article 3 on ne trouve nulle trace dans le Bref.
Il faudrait évoquer deux autres points litigieux. Remarquons d’abord la conception de la propriété comme « un droit inviolable et sacré » (article 17) qui sera la cible de la critique marxiste. L’Église mettra un certain temps pour corriger cette formule conformément à sa doctrine traditionnelle. [8] Notons ensuite l’assimilation de la foi religieuse à une opinion (article 10). Il s’agit bien sûr pour les auteurs de la Déclaration de fonder la tolérance à l’intérieur de la société civile. Le problème pour l’Église sera de fonder le principe de la liberté religieuse sans faire de la foi une simple opinion. Le premier point ne concerne pas directement notre sujet, le deuxième sera l’objet des réflexions qui suivent.
Revenons au conflit entre l’Église et la Révolution. En développant l’idée que le problème de fond n’est pas celui du libéralisme mais plutôt celui du nationalisme, mon analyse rejoint celle du cardinal Jean-Marie Lustiger :
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Notons que, dans la phrase qui précède cette citation, le cardinal écrivait que la déclaration de 1789 « ne sera d’ailleurs jamais la raison ni essentielle ni majeure du conflit ». Cela est vrai, mais nous ne devons pas oublier que toute la pensée contre-révolutionnaire s’est insurgée (et s’insurge encore) contre cette Déclaration en s’appuyant sur les textes que nous avons cités. Cette opposition est excessive et injuste. Mais il ne faudrait pas prendre la position diamétralement opposée et accepter ce texte sans réserves. Il me semble que cette déclaration pose des problèmes réels à la conscience chrétienne. Dire cela est particulièrement important à l’heure actuelle beaucoup d’esprits auraient tendance à se reconnaître dans la pensée d’un homme comme Luc Ferry dont on doit reconnaître, non seulement la clarté et la rigueur de l’intelligence, mais aussi la modération du jugement. Or Luc Ferry parle non seulement des droits de l’homme en général mais de la déclaration de 1789 qu’il appelle avec emphase : « la grande Déclaration ». Pour montrer sa vérité et son universalité face à un auditoire tunisien et musulman qui aurait pu le soupçonner d’européocentrisme, il n’hésite pas à prendre une comparaison dans le domaine mathématique :
Ainsi par exemple c’est du monde arabe qu’est venue l’algèbre - le mot lui-même, dans toutes les langues en conserve la trace. Or cela n’a jamais empêché les autres civilisations, en tout temps et en tout lieu, d’en faire l’usage que l’on sait. Bien que particulière dans ses sources, cette découverte appartenait, une fois faite, à l’histoire universelle. Il en va de même, à mes yeux, des vérités morales inscrites dans la grande Déclaration et c’est d’ailleurs pourquoi, de facto et non seulement de jure, elles sont reconnues, du moins en principe, par tous les pays membres de l’O.N.U. [10]
Ma conviction est que la société française actuelle est profondément marquée par la déclaration de 1789 [11], que ce texte fonde la « laïcité à la française » et que c’est bien à cette laïcité se heurte l’effort d’évangélisation. L’attitude intégriste qui consiste à condamner ce texte en bloc est non seulement une impasse mais en plus une injustice. Pour autant, celui qui veut être pleinement catholique et évangélisateur devra accepter d’être en décalage par rapport aux valeurs et aux représentations inscrites dans ce texte. Mais avant de revenir sur ces intuitions et de les approfondir, rappelons qu’une partie du conflit entre l’Église et le monde moderne a pu trouver une issue heureuse avec la déclaration sur la liberté religieuse de Vatican II.